Histoire de la civilisation arabo-musulmane·Portrait·Salon d'Orient

D’esclave à reine d’Egypte : Shajar ad Dûrr, la sultane oubliée

C’est le portrait d’un personnage assez singulier du monde arabo-musulman que nous vous proposons aujourd’hui. En effet, nous allons nous pencher sur la personnalité de Shajar ad Dûrr, seule femme à avoir porté le titre solennel de « sultane » de toute l’histoire de l’Islam. Nous allons voir comment cette femme, d’abord esclave, à réussi à se hisser au sommet de la société musulmane du XIIIème siècle pour finalement être érigée sultane d’Egypte, devenant ainsi dans un certain sens l’héritière de l’illustre Cléopâtre.

Les origines

Comme pour nombre de personnages de l’époque, l’on sait au final très peu de choses sur la vie de Shajar ad Dûrr avant son arrivée à la cour du sultan du Caire. D’autant plus qu’elle est arrivée en tant qu’esclave. L’on ne sait donc rien de sa famille, quel fut son vrai prénom et d’où venait-elle précisément. Par déduction, elle serait vraisemblablement originaire du Caucase, les esclaves circassiens étant alors parmi les plus nombreux en Egypte à l’époque. Eux qui formeront le gros de l’armée d’esclaves appelés les Mamelouks, amenés plus tard à jouer un grand rôle au pays des pyramides. Elle pourrait aussi être d’origine turque[1] mais cela est moins probable étant donné qu’au XIIIème siècle, les peuples Turcs sont déjà fortement islamisés. Or, en Islam, il est interdit de réduire un musulman en esclavage (ce qui n’empêchera pas des négriers arabes de vendre aux Européens dès le XVème siècle des individus provenant de peuples récemment islamisés du sud du Sahel mais ça c’est une autre histoire). Ce que l’on sait en revanche, c’est qu’elle était d’une extrême beauté et doté d’un grand sens de la politique. Ce qui va lui être fortement utile dans ce monde dominé par les hommes.

L’Egypte du XIIIème siècle

Il faut savoir que le XIIIème siècle est une période assez trouble pour le monde musulman méditerranéen. Le Levant sort en effet de plusieurs siècles de querelles intestines entre émirs locaux mais surtout, entre le XIème et la fin du XIIIème siècle, c’est l’âge des Croisades. La Première Croisade, lancée en 1095 par le Pape Urbain II, va voir déferler des armées franques en Terre Sainte (Palestine) pour aboutir à la création des Etats-latins d’Orient et la prise de Jérusalem, troisième Lieu-Saint de l’Islam, par les Croisés. La puissance régionale musulmane d’alors est le califat ismaélien des Fatimides du Caire. Incapables de repousser les Francs, ceux-ci sont définitivement sur le déclin lors du XIIème siècle. C’est dans ce contexte qu’un officier militaire d’origine kurde, au service de l’émir d’Alep Nûr ad Dîn, va s’imposer et réussir à unifier les Musulmans afin de reprendre la Terre-Sainte aux Chrétiens : Salah ad Dîn Al Ayyubi, plus connu en Occident sous le nom de Saladin. Replaçant Jérusalem sous le giron de l’Islam et massacrant les derniers Fatimides d’Egypte, Salah ad Dîn mis sur pieds la dynastie des Ayyubides qui règne alors sur l’Egypte et le Levant. C’est au sein de cet empire que l’épopée de Shajar va débuter vers 1235.

Carte du sultanat ayyoubide à son apogée

Le début de l’ascension

 Celle-ci est en effet offerte, comme il était souvent alors coutume de le faire, à Al Salih Al Ayyubi, fils du sultan Al Kamil. Ce dernier étant resté dans l’Histoire comme le sultan qui a négocié avec l’empereur du Saint-Empire Frédéric II la remise pacifique de Jérusalem aux Chrétiens. Quoi qu’il en soit, Al Salih tomba éperdument amoureux de la jeune femme. C’est même lui qui lui donnera son surnom « Shajar ad Dûrr » qui signifie en arabe « Arbre de Perles ». Il l’épouse et auront même un fils ensemble, Khalil, qui mourra en bas âge. En 1238, le sultan Al Kamil meurt et son fils Al Salih est alors désigné comme nouveau souverain de l’Etat ayyoubide. Ce qui ne satisfera pas son frère Al Adil qui tentera de s’opposer à sa nomination militairement mais cela se soldera par un échec pour ce dernier. Shajar et son époux vivront follement amoureux l’un de l’autre et régneront ensemble paisiblement sur l’Egypte (l’empire étant divisé en deux entre la province égyptienne au sud et la province syrienne au nord à la mort de Salah ad Dîn) pendant une dizaine d’année. Tout semblait aller pour le mieux jusqu’à ce qu’une armée chrétienne venue de l’autre rive de la Méditerranée vienne mettre son grain de sel mais aussi sceller le destin de Shajar ad Dûrr par la même occasion.

le sultan Al Salih

La Septième Croisade

Le roi de France, Louis IX, passé sous la postérité comme « Saint-Louis », décide en effet en 1248 de lancer une nouvelle croisade, cette fois en frappant l’Egypte, porte d’entrée vers la Terre Sainte. Al Salih est alors mourant mais organise tant bien que mal la défense du pays face à l’imposante armée croisée. Cependant, face à l’état de santé du sultan, une rumeur se propage comme quoi il serait décédé et des soldats commencent à déserter. Damiette, ville située à 200km au nord-est du Caire, tombe entre les mains de Louis IX en 1249. La situation semble désespérée pour les Ayyubides. Surtout que, nouveau coup du sort, Al Salih meurt cette même année 1249. Son héritier, Turan Shah, se trouve alors en Iraq et doit donc faire le chemin jusqu’au Caire ce qui à l’époque prenait bien entendu énormément de temps. Shajar se retrouve alors seule avec un territoire en proie au délitement à gérer. Elle décide donc de cacher la mort du sultan à ses troupes afin de ne pas les démoraliser et prend en main la défense de l’Egypte. Se mettant au diapason avec les chefs militaires de l’armée mamelouk, les Egyptiens parviennent à repousser l’avancée des Croisés et arrivent même à capturer le roi Louis IX en 1250. L’évènement est de taille : le roi de l’une des plus grandes puissances du monde chrétien est incarcéré par une armée musulmane. Le traumatisme est immense pour les Français. Un tel évènement ne se reproduira plus avant la capture du roi François Ier à la bataille de Pavie par les armées de Charles Quint en 1525. Surtout que déjà de son vivant, Louis IX disposait d’un énorme prestige et d’une immense aura auprès de sa population. C’est donc une énorme victoire pour Shajar. Elle est la femme qui a réussi à emprisonner Saint-Louis, souverain du très puissant royaume de France. Turan Shah arrive finalement au Caire peu de temps après mais, trop occupé à s’adonner aux plaisirs de la cour, il ne prend pas le soin de continuer la lutte contre les Croisés. Finalement, Louis IX sera libéré contre rançon et contre l’exigence de se retirer d’Egypte, chose qu’il fera. L’Egypte peut donc à nouveau respirer et espérer retrouver une certaine stabilité. Du moins pour un temps…

Louis IX partant en croisade

Du titre suprême à une fin tragique

Turan Shah, exaspéré des reproches fait par Shajar, tente de stopper son influence à la cour et de prendre les terres qui lui appartenait. Bien mal lui en pris car les Mamelouks décidèrent d’exécuter le sultan en mai 1250 et de placer à sa place, en bonne et due forme, Shajar ad Dûrr, la nommant ainsi « sultane », la première (et la dernière jusqu’à présent) de l’Histoire. Certes, avant elle, des femmes ont déjà dirigé des Etats musulmans. Déjà sous l’époque ‘umayyade, des femmes exerçaient la régence quand leurs fils étaient trop jeunes pour monter sur le trône. Mais il ne s’agissait que de régence. Or là, c’est la première fois qu’une femme dispose seule du pouvoir suprême en terre d’Islam. Seulement, règne encore à Baghdad le calife abbasside, qui, malgré sa perte de pouvoir territorial, dispose toujours d’une certaine autorité religieuse dans le monde musulman sunnite (même si parler de sunnisme ou de shi’isme à ce moment-là est un pur anachronisme). Ce dernier, en bon phallocrate, s’oppose à la nomination de Shajar au trône d’Egypte. Il somme les Mamelouks de nommer un homme à sa place, ce qui sera chose faite avec la désignation de Al Muizz ad Dîn Aybak. Shajar n’aura donc été souveraine légitime d’Egypte que quelques mois. Cependant, elle gardera toujours une énorme influence sur la cour, elle qui était dotée d’un sens aiguisé de la chose politique. En bonne stratège et afin de garder son pouvoir, elle épousera Al Muizz ad Dîn en juillet 1250. Shajar continuera dès lors à signer des décrets, à battre monnaie à son nom et à se faire appeler sultane. Chose définitivement inédite et singulière au sein du monde musulman.

Cependant, cette dernière prend peut-être un peu trop de place au goût de son nouveau mari. Il décide donc d’épouser la petite-fille de l’émir de Mossoul, en actuelle Iraq, afin de mettre sur la touche Shajar. Celle-ci, sentant le vent tourner, projette de faire assassiner Al Muizz ad Dîn. La chose se sachant dans le cercle proche du sultan, Shajar finira battue à mort en 1257 par les Mamelouks, nouveaux maîtres de l’Egypte jusqu’à leur fin en 1517 sous les coups des troupes du sultan ottoman Sélim Ier.

Monnaie frappée au nom de Shajar ad Dûrr

Conclusion

C’est donc une fin tragique que connut Shajar ad Dûrr, elle qui aura empêché l’Egypte de tomber entre les mains des Français. Ce qui est souvent le lot des personnes ambitieuses ou qui ne devraient pas se trouver où elles sont selon les mœurs ou les coutumes de l’époque. Car ce sont bien des préjugés que Shajar brisa en devenant sultane. En repoussant le roi de France, elle a réussi là où tant d’hommes auraient fuit face à l’une des armées les plus puissantes de l’époque. Elle régna sagement sur l’Egypte pendant des décennies, ramenant un semblant de tranquillité dans cette région. Mais surtout, elle prouva sans détours dans un monde où les femmes étaient tenues à l’écart du pouvoir que l’une d’entre elles pouvait tenir les rênes d’un pays et accomplir de grandes choses et ce 300 ans avant l’accession au trône d’Angleterre d’Elizabeth Ier ou 700 ans avant que le tout premier pays musulman au monde, la Turquie, n’accorde le droit de vote aux femmes. Shajar aura donc définitivement marqué son temps et l’Histoire de son empreinte, malgré qu’elle soit si souvent et injustement oubliée par celle-ci.


[1] Au sens ethnique du terme. Ce n’est qu’à la fin du XIXème-début XXème siècle que le terme « Turc » renverra à la nationalité des Turcs d’Anatolie.

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